Bengs Lab

La donnée, nouvel épicentre de l’innovation

4 Le changement d'échelle

La cohérence des modèles économiques

CAPITALISER PLUTOT QUE CANNIBALISER SES REVENUS : EVOLUTION DU DILEMME DE L’INNOVATEUR

Le dilemme de l’innovation décrit par Clayton Christensen explique les échecs de l’innovation de rupture en termes de conflit entre le modèle d’affaires d’une innovation et le modèle d’affaires de l’entreprise. Par exemple, une application web comme Salesforce est en concurrence avec un acteur de logiciels d’ERP comme SAP. Ce dernier peut parfaitement faire évoluer sa technologie et créer une offre de services en SaaS. Néanmoins, cela suppose de mettre en place un modèle d’affaires différent : abonnement SaaS mensuel de quelques dizaines d’euros au sein d’un écosystème remodelé en opposition au modèle actuel de licence très coûteuse et de prestations de développement et de maintenance. Dans ce type de cas la crainte de modifier en profondeur son modèle de revenus, couplée à l’inertie de ce qui « fonctionne » conduit l’entreprise à rejeter l’innovation.

Un des exemples les plus connus d’échec de reconversion d’un modèle d’affaires est celui de Kodak. Leader de la photographie, Kodak fut incapable de prendre le tournant de la photographie numérique, alors même que l’entreprise avait mis au point une technologie de photographie numérique dès 1975. Kodak a alors été victime du dilemme de l’innovateur qui l’a conduit à ne pas promouvoir une activité qui rentrerait en opposition avec son modèle d’affaires principale. Notons ainsi qu’en France environ 6 000 personnes, sur l’effectif total du groupe de 80 000 personnes, travaillaient sur la fabrication des supports et émulsions, le traitement des films photo et cinéma en couleurs pour amateurs, et les produits chimiques. La direction de Kodak a fait le choix de ne pas développer le digital afin de sauvegarder ces emplois. La cohérence des business model de l’organisation et les implication RH sont bien ici au cœur de la séquence qui conduisit Kodak à la faillite en 2012.

A contrario, des ingénieurs de chez 3M et Xerox dépassèrent le dilemme de l’innovateur en continuant de développer leur idée sur leur temps libre après l’interdiction de la hiérarchie de travailler sur les projets. Il en fut ainsi pour Richard G. Drew de la Minnesota Mining & Manufacturing (3M) lorsqu’il inventa en 1925 un nouveau type de ruban de masquage qui permit la création du Post-It, ou de Gary Starkweather en 1970 qui inventa l’impression Laser.

La data induit elle un nouveau type de rapport au business model existant car il est le garant de la production des données nécessaires à l’innovation. Autrement dit, l’innovation fondée sur les données de l’entreprise ne pourrait exister sans le business model d’origine. Ce qui implique une logique de cohabitation et de capitalisation pour éviter la cannibalisation. Néanmoins, Schumpeter a démontré que l’innovation de rupture pouvait être qualifiée de destruction créatrice dès lors que l’innovation (modèle, produit, service, usage) créait de la valeur à travers un nouveau paradigme tout en détruisant l’ancien système. Le management des ressources humaines est au coeur de la capacité de l’entreprise à se réinventer.

 

BIENVENUE EN INCERTITUDE !

Plus aucun doute, la donnée placée au cœur de notre organisation, facilite l’émergence de nouveaux modèles économiques, de nouvelles opportunités. Et ce, même de façon encore inconsciente. Au sein d’une telle organisation, si les collaborateurs-entrepreneurs auront pris pleine conscience du potentiel des données et auront pu parfois même prendre de leur temps personnel afin de démontrer la pertinence d’une opportunité, le management doit prendre en considération les enjeux en cours et accompagner cette transformation en profondeur et à chaque instant.

Le nerf de la guerre réside désormais dans la cohabitation optimisée entre le modèle historique et la multitude de nouveaux modèles qui vont être imaginés et mis en avant par les collaborateurs à partir des données disponibles.

Pourtant ce clivage n’est pas nouveau et nous venons, plus haut, de rappeler plusieurs exemples de dilemmes internes quant à l’avenir à donner à l’entreprise en fonction d’informations nouvelles qui faciliteront l’émergence de nouvelles tendances. Dans les faits, la gouvernance mise en place est garante de la cohérence générale et des priorités d’investissement. Mais elle est aussi responsable de l’estimation des risques structurels liés à l’instauration d’une nouvelle forme d’instabilité !

Les managers devront accepter de ne plus être des sachants mais des meneurs d’Hommes et d’innovations. Garant de l’organisation, le manager gère l’allocation des ressources humaines, c’est-à-dire la mobilité des forces vives de l’entreprise selon les besoins prioritaires, notamment lorsque les initiateurs développent d’autres projets. Au même titre que les promotions étaient hiérarchiques dans nos organisations, elles deviendront moins organisées certes, mais toujours justifiables et transparentes puisque ces dernières se feront en fonction de l’importance des projets, des expertises des collaborateurs et des opportunités soutenues par la gouvernance. Les évolutions professionnelles seront à la fois des causes et des conséquences des projets menés et de l’expérience collaborateur.

Les meilleurs créateurs de nouveaux services et produits data-centric se verront confier progressivement plus de responsabilités. Cette réussite masque leur éloignement progressif des questions d’innovation et de créativité qui avait fait leur succès et celui de l’entreprise. Ces salariés vont alors progressivement passer de la création de valeur au management d’un portefeuille de projets et certains d’entre eux seront amenés à ne se concentrer que sur un seul et unique projet afin de le développer le plus rapidement possible. C’est tout un ensemble de nouvelles problématiques que l’entreprise devra ainsi apprendre à gérer sur le plan des ressources humaines.

Une autre problématique apparaîtra progressivement jusqu’à un point critique : celle de la mise à l’échelle (scale-up).

 

LES ENJEUX RH

DES COMPETENCES RENOUVELEES EN PERMANENCE

La transformation numérique n’est plus un débat, elle devient un enjeu. Chaque collaborateur doit désormais en prendre conscience et acquérir les connaissances, les compétences et les stratégies en matière de données qui lui seront nécessaires pour transformer leurs organisations.

En complément, et pour ne pas faire face à la pénurie croissante de compétences en matière de données, il est également essentiel d’accompagner par tout type de formation les talents internes de l’entreprise sur les nouvelles compétences relatives aux données et à la résolution de problèmes. Le risque encouru serait de créer des clivages préjudiciables, c’est-à-dire de laisser sur le côté ceux qui n’auraient pas la résilience nécessaire et les compétences clés du futur. Les compétences ne sont pas les mêmes entre collaborateurs. La confiance est primordiale pour instiller l’alchimie du groupe projet. Par ailleurs, le porteur de projet ne sera pas forcément l’initiateur ni même l’inventeur. On distinguera les experts, qui sont les sachants que l’on consultera pour un avis ou une prise de décision, des innovateurs. Ces deux types de collaborateurs ne parlent pas toujours le même langage et peuvent déployer des manières de penser et de travailler fort différentes. Les porteurs de projet ne se verront pas toujours appelés selon des critères de gestion de projet ou selon leur ancienneté mais seront en revanche sollicités pour contribuer à l’effort général en fonction de besoins précis. Certains collaborateurs, même experts de leurs sujets, pourraient ne pas correspondre aux manières de travailler du reste de l’équipe et ne seraient donc pas retenus pour y participer.

A l’inverse, certains collaborateurs épargnés des feux de la hiérarchie d’antan pourraient désormais être sélectionnés pour des projets innovants, grâce à leur intelligence émotionnelle (empathie etc) et leurs softskills (compétences relationnelles). D’autres enfin, ne se verront sans doute jamais proposer le moindre projet et ne l’auraient aussi probablement jamais souhaité. C’est donc l’ensemble des collaborateurs qui se remettent en cause et prennent leur destin en main.

Le savoir-être en équipe est ici nécessairement valorisé car les données accumulées à la gestion de projets nous permettent de mieux appréhender les types de collaborateurs qui travaillent le plus efficacement ensemble. L’ergonomie des lieux de travail et le positionnement des équipes au sein de cet environnement, qu’il soit fonctionnel ou en living office, sont également utilisés pour améliorer encore l’organisation dans son ensemble. Cet axe d’amélioration est largement travaillé actuellement (Future of work) en termes de prospective (long terme) et d’applications à court terme.

Dans cette organisation multi-streams, aux priorités mouvantes et aux équipes variables, le collaborateur, plus que jamais au cœur du réacteur, est la première des priorités. Un collaborateur à qui l’on donne le maximum de chances de réussite, sans le frustrer.

 

EVITER LA FRUSTRATION

L’enjeu sur le plan des ressources humaines est ambitieux. La première des frustrations pourrait venir du collaborateur initiateur d’un projet qui se verrait dépossédé de l’actif potentiel qu’il aurait pu générer. Sur ce point, il serait recommandable d’appliquer certaines mesures relatives aux 5 grandes règles pour éviter les frustrations.

  1. Tout initiateur devient membre du projet qu’il a lui-même initié.
  2. Former de façon prioritaire les moins créatifs ou qui ne participent pas déjà à des projets, afin de faire monter en compétences tous les collaborateurs. Les instances managériales doivent lui donner les moyens de compléter sa formation mais de surcroît le collaborateur doit être en mesure d’accéder à l’ensemble des formations que l’entreprise juge priorit
  3. Tous entrepreneurs, certes, mais donnons à tous les collaborateurs les moyens d’entreprendre. De cette manière seulement, l’entreprise parviendra à limiter la frustration des collaborateurs qui ne peuvent, pour le moment, pas prendre part à l’innovation effervescente en cours.
  4. De manière plus générale au sein de l’entreprise, les phases d’idéation maintes fois sollicitées par les directions d’entreprises restent trop théoriques ou conceptuelles. Elles doivent aboutir à des concrétisations : « walk the talk » ! Que celles-ci soient couronnées de succès ou abandonnées, une fois la conviction affaiblie, toutes les initiatives primées ou priorisées doivent être testées afin d’éviter la frustration de ceux qui participent à l’effort collectif sans jamais être récompensés.

La fonction ressources humaines se verra donc confier le pilotage de ces évolutions mais ne pourra plus se positionner en qualité d’expert de la transformation comme ce fut le cas dans les modèles précédents d’organisation. Son rôle consistera à gérer les frustrations éventuelles et à ajuster les référentiels de compétences en fonction des évolutions des modes de collaboration. La fonction RH devra donc s’attacher à fédérer, encourager, rassurer et valoriser aussi bien les succès que les échecs et probablement davantage les échecs.

Au même titre que l’ensemble des collaborateurs, les ressources humaines devront faire preuve d’inventivité pour impulser cette transformation. Pour le moment, tentons d’amorcer cette transition en évitant les complexités et contradictions internes et « excubons » l’innovation pour en démontrer l’efficacité !