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Rupture stratégique : le courage de tout changer quand tout va bien

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Le choix de pivoter radicalement peut s’avérer payant pour mettre sa structure en ordre de marche avant même que les bouleversements technologiques n’affectent son marché.

 Dans les années 1990, un rapport interne prévient les dirigeants de Kodak que la photographie numérique va supplanter l’argentique à court terme. Le groupe, qui dispose d’une bonne avance sur ses concurrents, continue pourtant d’investir dans les pellicules de films, et se lance même dans la fabrication d’appareils photo grand public. Dix ans plus tard, lorsque l’industrie du numérique décolle, le leader de la photographie refuse toujours de prendre le virage. En 2003, il est trop tard : l’argentique est définitivement enterrée, Kodak aussi.

C’est ce que les experts nomment « le dilemme de l’innovateur » : lorsqu’un nouveau marché se présente, il faut soit prendre le virage très tôt en sacrifiant l’activité principale et rémunératrice, soit virer hâtivement lorsque le nouveau marché est déjà développé, au risque de rater son entrée. Bien souvent, la peur de se tromper l’emporte, et le dirigeant préfère le statu quo. Alors que la digitalisation s’impose dans tous les secteurs d’activité, il peut s’avérer risqué de se montrer aveugle aux ruptures technologiques.

S’adapter avant que la menace arrive

Les plus grands dirigeants ne sont pas à l’abri de telles erreurs de jugement. Ainsi, Steve Ballmer, l’ancien PDG de Microsoft, a admis en 2013 avoir complètement raté le virage des smartphones au début des années 2000 : “Nous étions si concentrés sur Windows que nous n’avons pas été capables de redéployer des talents vers un nouvel appareil appelé le téléphone. C’est la chose que je regrette le plus », expliquait-il alors. Il a fallu des années pour que Microsoft revienne dans la course face à Apple notamment.

Désormais, les entreprises qui réussissent sont celles qui savent s’adapter avant que la menace arrive, qui se montrent capables de quitter leur zone de confort pour “pivoter” alors que tout va bien. Certains PDG charismatiques ont brillé dans l’art du pivot, à commencer bien entendu par Steve Jobs, qui, après le succès du Macintosh, a su prendre avec Apple plusieurs trains technologiques pour lancer l’iPod, l’iPhone, l’iPad et enfin le système de distribution de services en ligne iTunes.

S’inspirer du mode d’apprentissage des startups

Tirer des conclusions de ses interactions avec le marché pour se réinventer en permanence, et se lancer avant les autres dans de nouvelles activités prometteuses : cette stratégie par essais-erreurs est courante chez les startups. Cette forme d’apprentissage par tâtonnements est théorisée dans la stratégie du « lean » start-up. Cette méthode est aussi une source d’enseignements pour les capitaines d’industrie qui souhaitent développer leur pouvoir d’innovation et dynamiser leurs modes d’apprentissages organisationnels.

En France, l’emblème de cette capacité à pivoter est certainement l’entreprise Criteo. Créée en 2005, la startup y a eu recours trois fois en seulement deux ans. « Depuis nos débuts, nous avons procédé à plusieurs itérations, aussi bien sur le produit, sur le marché, que sur le business model », expliquait récemment un des fondateurs, Romain Niccoli. Ce qui a permis à Criteo de devenir un leader de la publicité en ligne coté au Nasdaq et valorisé aujourd’hui 2,5 milliards de dollars.

Dans un grand groupe, le changement peut être entrepris à l’échelle d’une seule filiale, conçue comme une entreprise à part entière. Les grandes entreprises en situation financière saine ont en cela un avantage sur les startups : la capacité à faire de la croissance externe. L’acquisition d’une société cible bien choisie peut ainsi leur permettre très rapidement de se doter de compétences, de technologies innovantes ou de nouveaux canaux de distribution, et ainsi de diversifier son activité sans pour autant investir massivement en R&D. Ainsi, en 2015, lorsque les banques françaises ont voulu s’implanter sur le marché du financement participatif, Crédit Mutuel Arkéa a racheté la plate-forme de cagnottes en ligne Leetchi et la BPCE a investi dans le Pot Commun.

Projeter son business à cinq, dix ou vingt ans

Amorcer un pivot c’est faire des choix apparemment illogiques aujourd’hui qui s’avèreront porteurs demain. Ce qui ressemble à un saut vertigineux dans le vide peut devenir une stratégie imparable, à condition d’être capable de projeter son business à cinq, dix ou vingt ans, et de planifier les étapes nécessaires pour y parvenir.

La vision, c’est sans doute ce qui a permis à Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, de développer le mastodonte de la vente en ligne que l’on connaît aujourd’hui. Après avoir été numéro un de la vente de livres, de produits informatiques ou d’équipement pour la maison, Amazon a su prendre plusieurs virages stratégiques en développant ses propres produits et services (Kindle, Alexa, jeux vidéo, VOD). Même l’idée jugée complètement folle de livrer par drones qui a émergé en 2013 et a été testée en 2017, a fini par être développée aux Etats-Unis l’an dernier. Chez Amazon l’anticipation-disruption est devenu un mode de management.

L’art du changement réside bien sûr dans la capacité à emmener avec soi toute une équipe dans une remise en question par essence inconfortable. Bien menée, cette aventure collective peut s’avérer profitable à plusieurs niveaux : les processus de décision raccourcissent, les modes de management gagnent en souplesse et en agilité, en interne le changement n’est plus perçu comme un déséquilibre mais comme un moteur. Les bénéfices du pivot sont profonds. Changer quand tout va bien, c’est s’équiper durablement pour affronter un monde fait de ruptures.